Créées en 1994 par Alain Berset, les Editions Héros-Limite à Genève se sont en premier lieu consacrées aux livres d’artistes, à la poésie visuelle et concrète, à la poésie lorsqu’elle quitte la page imprimée. Aujourd’hui, la maison d'édition s'attache à publier de la prose poétique, des récits, plus généralement des écrits et des documents sonores qui trouvent leur sens dans la recherche d’une forme et donnent ainsi vie à l’expression d’une pratique artistique.
Rencontre avec le fondateur de la maison, Alain Berset.
Héros-limite emprunte son nom à un livre de Ghérasim Luca publié au début des années 1990 par les éditions José Corti, pourquoi avoir donné ce nom à votre maison, qu’est-ce qui a motivé ce choix?
Libraire, je travaillais chez Naville, place des Alpes à Genève, et avec quelques amis nous étions très admiratifs de l’œuvre de Ghérasim Luca. D’origine roumaine, ce poète né en 1913 s’installe à Paris dans les années 50. Exilé, il écrira dès lors en français, dans une sorte de balbutiement, en jouant avec les sonorités de sa langue d’emprunt. Le lire était une sorte de révolution, la découverte d’une construction mentale aboutissant à une langue totalement neuve. Ghérasim Luca s’est jeté dans la Seine en mars 1994, et donner le nom de Héros-Limite à une maison d’édition était une façon de lui rendre hommage. C’était aussi une sorte de vœu d’exigence. Parallèlement, il y a quelque chose de très mystérieux dans ce titre. Je n’arrivais pas exactement à définir ce que j’entreprenais (!). Je ne savais pas comment j’allais m’en sortir. Les choses se sont dessinées peu à peu. Ceci dit en souriant, j’ai pratiqué l’édition de façon instinctive.
Dans l’intervalle, j’ai appris que hiérosolymite signifiait habitant de Jérusalem, ce qui, plus encore aujourd’hui, résonne très particulièrement, il y a là une idée de l’ordre de l’utopie.
«Nous pensons toujours que l’écriture ne peut être qu’artisanale et que les conditions dans lesquelles un livre se conçoit ne sont pas indifférentes ou anodines». Cette profession de foi, qui ne répond a priori à aucune logique financière, semble s’imposer toujours autant 30 ans plus tard. Comment se traduisent ces valeurs qui façonnent Héros-Limite?
Les premiers livres des éditions ont été fabriqués artisanalement de bout en bout, dans un atelier typographique, cela correspondait au plaisir inouï qui est celui de réaliser et fabriquer un objet avec ses mains. Rien évidemment n’était conçu selon une logique économique. Ce qui a rendu possible le projet a été tout d’abord un lieu, la friche industrielle d’Artamis, un squat qui a permis de se maintenir dans une sorte d’économie parallèle. Puis, très vite, les rencontres avec Nicolas Perrin, Gaia Biaggi, Marfa Indoukaeva et plus récemment Vincent Gerber ont fait que l’histoire des éditions s’est poursuivie.
Un certain nombre de choses se sont compliquées ou modifiées avec le temps, mais le point crucial est de ne pas avoir voulu changer d’échelle ou de mode de faire. Ne pas surproduire et préserver des liens d’amitiés, tant dans le circuit de la fabrication des livres qu’avec les librairies et les auteurs et autrices. Le livre n’existe pas sans une communauté de partages et d’échanges. Le livre en tant qu’objet devrait également être synonyme d’émerveillement.
Nous avons déménagé depuis, mais le principe est toujours d'imprimer nous-même nos couvertures et d’aller à vélo à l’atelier!
Au fil des ans et d’un catalogue de plus de 250 titres qui fait la part belle notamment à la poésie et à des auteurs et autrices tels John Berger, Rosa Luxemburg, Jean Giono, Elisée Reclus, Nicolas Bouvier, Kenneth White, John Cage, Daniel de Roulet, Muriel Pic, David Bosc parmi tant d’autres, vous avez conquis un réseau de plus en plus important de librairies indépendantes qui aiment vos livres et les défendent. Que leur concoctez-vous pour marquer les 30 ans de votre maison?
Nous avons créé sur notre site une plateforme d’écoute, Le cinéma pour les oreilles. Il s’agit de «lire les yeux fermés», d’écouter des podcast, de se laisser transporter par les mots. Un moment d’immersion dans un univers sonore singulier, pour entrer dans un livre, dans la littérature et la poésie!
Pour sortir de l’écran, avec l’artiste Rudy Decelière, nous avons imaginé un dispositif d’écoute conçu sur mesure et déplaçable, destiné à prendre place dans divers lieux publics. Cette mini-station radio (!) prend la forme d’une lampe de bureau dotée d’écouteurs. Le système possède des touches permettant de sélectionner la pièce sonore que l’on désire écouter. Il est également muni d’un haut-parleur externe – à la place de l’ampoule – laissant libre cours à une écoute dans l’espace. Il peut être acheminé facilement, installé rapidement et de façon toute simple. Nous espérons ainsi faire circuler tous azimuts le catalogue des éditions Héros-Limite.
Et puis cette année encore nous allons publier beaucoup de poésie. Un livre inattendu, L’incendie de l’Alcazar, de David Bosc, qui est le premier recueil de poèmes de l’auteur. À paraître aussi un nouveau livre de Fabienne Raphoz intitulé L’infini présent. Ce titre a beaucoup trotté dans mon esprit, il suggère une manière d’être au monde, en situation d’éveil et d’attention. Fabienne Raphoz s’attache à décrire chaque espèce de l’ordre des insectes, suivant une classification encyclopédique. Dans un précédant recueil, elle avait procédé de même avec les oiseaux. S’approcher du vivant en poète, c’est le reconnaître, l’accueillir et lui donner une existence tangible. Transformer le livre en une arche de Noé!
Paraîtra un recueil d’un poète japonais Nanao Sakaki. Contemporain de Kerouac, il a été le compagnon de route d’Allen Ginsberg, mais surtout de Gary Snyder. De la poésie de Sakaki émane une culture zen proche de la terre. Il est une incarnation de la sobriété heureuse, il détonne joyeusement, fait preuve de beaucoup d’humour. Son recueil s’intitule Aller léger – go light !