Pour Blaise Hofmann, Bouvier a su remplacer l’aventure par la poésie. «Et c’est sa poésie qui résiste au temps, pas son aventure à bord d’une Fiat Topolino.»
Quelle est l’histoire de Deux petites maîtresses zen?
La place de jeux était vaste comme l’Asie: Japon, Cambodge, Laos, Birmanie, Thaïlande, Sri Lanka et Inde. Notre petite famille a pu l’explorer durant sept mois, avec un retour précipité depuis Delhi fin mars 2020, pour cause de pandémie. Quel luxe de voir grandir ses filles au quotidien, du lever au coucher… L’écriture m’accompagne partout depuis vingt ans, encore plus en déplacement. On voyageait au rythme des filles, entraînés par leur spontanéité, leur émerveillement, leur lenteur, leurs détours… Par contre, leur présence nous a fait rejoindre la communauté des touristes, la famille des voyageurs «hypermodernes», armé d’outils de géolocalisation, errant dans un monde ultraconnecté…
Vous avez publié Billet aller simple, Notre mer, Marquises, et ce dernier Deux petites maîtresses zen, ce qui vous vaut le statut d’écrivain-voyageur. En quoi vous sentez-vous proche de cette tradition?
Avec Estive ou Monde animal, j’étais devenu un écrivain de l’«exotisme du proche». En 2019, l’écriture du livret de la Fête des Vignerons m’a carrément rangé dans le tiroir des «écrivains de la tradition locale»... Avec ce nouveau livre, je redeviens «écrivain-voyageur». Ce ne sont que des étiquettes. Seule l’écriture prime, et elle chemine dans la même direction depuis le début: je suis juste un écrivain du réel.
Qu’est-ce pour vous qu’un récit de voyage?
Les rayons «récit de voyage» des librairies m’ont toujours mis en rogne. On y trouve des livres si différents, des défis sportifs à la Mike Horn aux proses poétiques d’aventuriers de l’intime, des journaux de bord de familles en camping-car aux reportages militants dans des zones de conflits. J’aimerais que mes livres continuent de fréquenter le rayon «littérature», et s’il le faut vraiment, le rayon «littérature romande».
En quoi les écrivains-voyageurs sont-ils importants à l’heure où la télévision, les réseaux sociaux, les guides disent a priori tout du monde?
Le temps long. Les mois de voyage et les mois d’écriture, la lente digestion du vécu, l’écoute de tous les sens, l’intériorité. Tout le contraire de la tyrannie de l’actualité dans les médias, de la dictature du cérébral dans notre quotidien.
Vous avez reçu le Prix Nicolas Bouvier pour Estive. Que représente Bouvier à vos yeux?
Dans la littérature de voyage, il a su remplacer le défi, le dépassement de soi, par l’autodérision. Un humour particulier qui chez lui est moins un outil de séduction qu’une distance poétique qui apporte une compréhension sensible du monde. Il a su remplacer l’aventure par la poésie. Et c’est sa poésie qui résiste au temps, pas son aventure à bord d’une Fiat Topolino. L’Usage du monde, c’est un couple de Jurassiens rencontré dans le Transsibérien qui me l’a donné. Je l’ai lu lentement, plusieurs fois, ce fut un émerveillement. Depuis, Bouvier me poursuit. Je ne pouvais passer au Sri Lanka sans visiter le petit hôtel évoqué dans Le Poisson-scorpion. Ce fut un rendez-vous raté que je raconte dans Deux petites maîtresses zen.
Qui sont les écrivains-voyageurs qui comptent à vos yeux aujourd’hui?
Au départ, il y a Cendrars. Il m’a amené à la lecture, puis au voyage, puis à l’écriture. J’ai lu ensuite Chatwin, Kerouac, Kessel, etc. J’ai eu beaucoup de plaisir à rencontrer au festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malo des gens comme Gilles Lapouge, Paolo Rumiz ou Michel Le Bris. J’apprécie les ouvrages de Cédric Gras, pour son style et ses destinations russophones, ou Julien Blanc-Gras, l’un des rares à s’assumer comme touriste. Chez les Suisse, Aude Seigne et Sara Gysler ouvrent des portes intéressantes sur un voyage plus intimiste.