«J’aime disséquer l’âme humaine...»

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Portrait de Mélanie Chappuis
©Anne Bichsel

L’écrivaine genevoise Mélanie Chappuis publie son septième roman aux éditions BSN Press: Suzanne, désespérément, inscrivant son œuvre littéraire dans la durée. Mais qui se cache derrière cette romancière et comment parvient-elle à incarner ses personnages d’encre et de papier?

Écrivaine qui jongle avec les genres, Mélanie Chappuis a publié deux recueils de chroniques, un de nouvelles, trois œuvres destinées à être jouées sur scène ainsi que sept romans. En 2017, l’un de ses romans écrit en clin d’œil à Albert Cohen est très remarqué par la critique littéraire, Ô vous, sœurs humaines, finaliste du prix franco-suisse Lettres frontière en 2018, qui portraitisait les femmes d’hier et celles d’aujourd’hui. Oscillant souvent dans son approche littéraire entre l’autobiographie et la fiction, la sensualité et le militantisme, dénonçant avec simplicité autant les turpitudes que les vertus humaines, elle inscrit aussi l’amour au centre de son œuvre. Elle aborde l’amour décadent et le grand amour, l’amour maternel dans Maculée Conception (2013), l’amour fraternel dans Ô vous, sœurs humaines (2017), l’amour complexe du couple dans Des baisers froids comme la lune (2010) ou L’empreinte amoureuse (2015) sans oublier, avec son dernier roman, l’amour qu’on porte à son animal de compagnie avec Suzanne, désespérément (2021). Pour tenter de découvrir l’écrivaine derrière ces nombreuses publications qui forment aujourd’hui une œuvre sur la durée, et pour LivreSuisse, Mélanie Chappuis répond au questionnaire de Trousp d’Arthur Billerey, créateur de la chaîne YouTube Trousp, questionnaire décalé et intimiste inspiré autant par celui de Proust que des questions de Bernard Pivot.

Dans quel animal aimeriez-vous être réincarnée?
Un condor. J’adore les condors, la cordillère des Andes, et m’imaginer la survoler seule, sans prédateur, en déployant mes ailes, ce doit être pas mal. Je me suis mise dans la tête d’un condor dans mon roman La Pythie, roman brièvement chamanique où le personnage arrivait à se glisser dans la peau d’un milan ou d’un condor.

 

Si votre maison brûle, qu’aimeriez-vous sauver en premier?
Mes enfants, mon chien, mon amoureux. Enfin plutôt mes enfants, mon amoureux, mon chien.

 

Quel est le mot que vous détestez?
Il n’y a pas de mots que je déteste, mais plutôt des expressions à la mode. J’ai des adolescents à la maison et ils disent en ce moment: «Ah tu dis de la merde» ou «Tu fais de la merde» et je ne supporte pas ces expressions. J’aime les mots qui véhiculent des sons et des odeurs, à l’inverse des mots neutres. Mais est-ce qu’il y a vraiment des mots neutres?

 

Quel métier n’auriez-vous pas aimé faire?
Comptable, je n’aurais pas su.

 

Dans quel pays aimeriez-vous vivre?
La question est difficile parce que j’ai beaucoup voyagé enfant et j’ai toujours ce problème de déracinement. J’en ai d’ailleurs fait un sujet de travail et d’écriture, de ce sentiment d’exil permanent. Ce que j’adorerais, c’est être dans trois pays. Pour donner un exemple, vivre quatre mois par année en Argentine, quatre mois à New-York puis quatre mois à Genève. À chaque fois, je changerais de vie et je retrouverais les gens que j’ai laissés. J’aurais ainsi trois vies complètement différentes.

Si Dieu existe, qu’aimeriez-vous qu’il vous dise, après votre mort?
Bien joué, petite.

 

Sur quel support écrivez-vous?
J’écris à l’ordinateur, sur mon clavier. Cela va plus vite, aussi vite que mes pensées.

 

Si vous pouviez résoudre un problème dans le monde, lequel choisiriez-vous?
On passe vite pour Miss Univers avec ces questions qui conduisent à la faim dans le monde ou à la guerre. Cependant je crois que si on arrivait à faire cesser la jalousie, tout irait mieux. Mais la jalousie est tellement propre à l’humain qu’il faudrait peut-être supprimer l’humanité?

 

De quel auteur suisse aimeriez-vous offrir un livre à un ami vivant à l’étranger ?
J’offre souvent le livre d’Albert Cohen: Ô vous, frères humains pour développer l’empathie de certaines personnes. C’est l’histoire d’un enfant de 10 ans qui est juif et fait la découverte de l’antisémitisme. Pour son anniversaire, sa mère lui a offert un peu d’argent. En se baladant dans la rue, il voit soudain un attroupement. Au centre, un camelot vend un détachant universel. L’enfant touche les pièces au fond de sa poche et il se dit qu’il va faire un cadeau à sa mère, de façon à lui rendre la pareille. Mais finalement, après avoir abordé le camelot, celui-ci l’insulte de sale youpin, lui dit qu’il ne mange pas de cochon, etc. C’est le seul livre que j’ai lu en pleurant et qui m’a vraiment marqué. Sinon, il y a aussi l’écrivaine Marie-Christine Horn. J’adore son style, elle écrit comme elle respire et elle aborde des sujets qui m’intéressent et qui sont importants, comme les violences faites aux femmes, par exemple.

 

Avec quel écrivain décédé, ressuscité pour une soirée, aimeriez-vous boire une bière au coin du feu?
Albert Cohen. J’adore cet écrivain mais il vraiment a un côté misogyne qui m’a toujours fait de la peine. Voilà pourquoi j’aimerais le retourner en parlant de sa misogynie. Pour lui, il y a soit sa mère qui est une magnifique mère, mais peu attirante, ou soit les femmes qui sont très attirantes mais peu fiables, autrement dit pas très intelligentes. Cela m’a toujours assez vexé et c’est douloureux d’aimer autant Albert Cohen en voyant la perception qu’il a des femmes, même s’il a fait d’Ariane, dans Belle du Seigneur, une personne assez brillante mais aussi très naïve. J’aimerais discuter avec lui de cela et de l’antisémitisme, de son sionisme auquel j’adhère moins. J’aurais aimé parler de la Palestine avec lui.

 

Qu’est-ce qui vous rend malheureuse?
L’absence de réciprocité.

 

Qui choisiriez-vous pour illustrer un nouveau billet de banque?
Les nouveaux billets de banque sont hyper décevants. Avant, il y avait Ramuz, le Corbusier et Giacometti, des grands acteurs culturels. Aujourd’hui, on a voulu tout lisser. J’aimerais qu’on réintroduise des acteurs culturels dans les billets de banque parce que cela permet aux enfants de demander: «Qui est cet homme ou cette femme?» et «Pourquoi a-t-il l’honneur de figurer sur un billet?» Cela permet d’arriver à des grands artistes à travers l’argent. En ce qui me concerne, ce serait soit une femme, soit la créature du docteur Frankenstein en clin d’œil à Marie Shelley.  La créature du docteur Frankenstein représente l’image du marginal, de l’exclu, et je continue de voir en la Suisse une terre d’asile.

 

Quel est le son, le bruit que vous aimez entendre?
Le bruit de la pluie quand je suis à l’intérieur, au chaud.

 

Quel est votre principal défaut?
Je ne peux m’empêcher de terminer chaque phrase par un «voilà»! Par ailleurs, je suis assez soupe au lait, en dents de scie. C’est pénible pour mon entourage. J’alterne de grands moments d’euphorie et de grands moments de déprime. Je tente bien d’atteindre une espèce de juste milieu, sans pour autant toujours y arriver.

Quelle qualité préférez-vous chez un homme?
L’écoute, l’humour, le courage, la finesse d’esprit...

 

Quelle est votre drogue favorite?
Les drogues m’ont beaucoup fait souffrir. Le pire, c’était la cocaïne: c’est atroce, on a l’impression que tout est normal, que tout est sous contrôle, sans se rendre compte à quel point on se fait du mal. Aujourd’hui, je peux dire que ma drogue favorite est l’amour. Ce qui est loin d’être mièvre. On peut vraiment s’y perdre: l’amour vous élève, mais peut aussi vous faire chuter piteusement et violemment.

 

Quel est votre juron, gros mot ou blasphème favori?
«Me cago en Dios » (Je chie sur Dieu), et toutes les insultes argentines. J’ai vécu en Argentine, quand j’étais jeune et les insultes y sont très communes. Au lieu de dire: «Salut mec» on va dire «Hola boludo» qui signifie connard ou «Hola pelotudo» (Salut connard) ou même «Hola forro», qui signifie préservatif, à la base, dont l’équivalent féminin est «forra». Il est possible de rajouter aussi avant le mot fleur, comme dans «Flor de forro», qui signifie fleur de préservatif. 

 

Quel est votre oiseau préféré?
Le jaseur boréal. J’ai écrit une histoire émouvante sur un couple dont la femme croit que son mari défunt vient lui rendre visite à sa fenêtre sous la forme d'un jaseur boréal. En Afrique, le cri particulier du milan m’a marquée et, quand je suis arrivée à Genève, j'ai retrouvé cet oiseau qui fait le lien entre deux de mes vies. Quand je le vois repartir pour l’Afrique en août, je sais devoir attendre l’année prochaine pour le revoir et c’est toujours un petit deuil.

 

Comment construit-on un personnage?
En observant les gens. Je me suis toujours inventé des histoires. Au restaurant j’ai pleuré une fois en voyant une personne âgée manger seule. Tout de suite, j’ai imaginé que son épouse était partie. Les personnages naissent de ce qu’on observe et de ce qu’on observe de soi, aussi. Je crois qu’on porte beaucoup de personnages à l’intérieur de nous et, en fonction de ce que l'on vit, de qui l'on croise, etc., on tire une ficelle ou une autre.

 

Pourquoi écrivez-vous?
Mon premier roman était très autobiographique, il s’agissait d’une façon d’aller mieux, de me consoler, de me pardonner et de me comprendre, autrement dit de m’aider à aller de l’avant en posant mes douleurs et mes incompréhensions. Une fois qu’on a fait ce travail avec nous-même, on le refait avec les autres. J’aime écrire «dans la tête de», d’être dans un personnage, utiliser le «je», me sentir «je» même si j’utilise «il». Quand on se met à la place de quelqu’un, on est moins dans le jugement. J’aime disséquer l’âme humaine.

 

Quel est votre romancier préféré?
M. Aguéev, c’est un auteur mystérieux. Il n’a écrit qu’un seul roman: Roman avec cocaïne. Il raconte des choses si violentes et il a des sentiments tellement cruels. Par une espèce de miroir déformant, assez angoissant, on le comprend et on lui pardonne beaucoup de choses, parce que c’est un personnage malheureux. M. Aguéev a une façon de parler de l’amour et du sentiment amoureux ou de sa mère et de la drogue qui est assez exceptionnelle.

Source:
Propos recueillis par Arthur Billerey, Magazine LivreSuisse n°2