«L’Anglais»: la carte blanche de Frédéric Pajak

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Portrait de Frédéric Pajak
© Louise Oligny

J’avais treize ans. Nous habitions Lausanne, avenue Georgette, qui croisait l’avenue du Théâtre. Il y avait là une librairie, je crois qu’elle s’appelait la Librairie du Théâtre. Je passais souvent devant elle. Je n’étais jamais entré dans une librairie. Un jour, j’aperçois un livre exposé en vitrine, un petit livre gris foncé, avec juste le dessin d’une tête sur la couverture et une signature: Alberto Giacometti. Chaque jour je repassais devant la librairie, m’attardais en regardant ce livre. Finalement, je suis entré dans le magasin, tremblant. Il y avait là des milliers d’ouvrages. Un monsieur très élégant, vêtu d’un complet et d’un nœud papillon, s’est approché de moi, m’avait demandé avec un fort accent anglais:

– Qu’est-ce qu’il désire, le jeune homme?
– Je voudrais voir le livre en vitrine avec la tête dessinée.
– C’est un catalogue des oeuvres de Giacometti. Connais-tu cet artiste?
– Non, monsieur.
– Tiens, tu peux le feuilleter, dit-il en me remettant en mains le petit volume.

Je tournais les pages, lentement. Je ne savais pas qui était ce Giacometti. Je buvais ses images, reproductions de dessins et de sculptures.

– Ça te plaît?
– Oui, beaucoup. Je voudrais l’acheter, s’il vous plaît.

J’avais pris mon argent de poche. C’était le premier livre de ma vie que j’achetais. Je l’ai toujours dans ma bibliothèque.

Trois ans plus tard, j’entrais aux Beaux-Arts. Je revenais souvent voir l’Anglais et bavarder avec lui. Je me souviens de lui avoir acheté plusieurs livres, dont Le tachier de l’amateur de Roland Topor, et, du même: Le locataire chimérique, un roman très réussi, «panique» à souhait. Et puis, de Georges Darien: L’ennemi du peuple, un recueil de ses articles pamphlétaires, que j’avais choisi pour son titre. J’aimais cette librairie, spacieuse, lumineuse. Contrairement à la bibliothèque municipale, les livres y étaient neufs, immaculés. Et j’aimais rendre visite au libraire. Il me proposait des livres susceptibles, selon lui, de m’intéresser. C’était un homme très cultivé, curieux de tout. Je lui achetais régulièrement des ouvrages. J’aimais le dessin, lui aussi. Il me commanda deux livres de Saul Steinberg, un bref catalogue de David Hockney, et puis Honoré Daumier, Gustave Doré, et puis encore, venus d’Allemagne, Rauch, Kubin, Kokoschka, et tant d’autres.

Je quittai Lausanne. Plus tard, de passage dans la ville, je traversais l’avenue du Théâtre pour découvrir que la librairie n’existait plus. Un grand immeuble en chantier, d’une architecture funeste, avait pris sa place. Qu’était devenu l’élégant libraire? Je n’en sais toujours rien.

J’aimais tant parler avec lui. Il m’accueillait dans son antre avec une désarmante gentillesse, avide de questions, me prodiguant ses conseils, ses recommandations. J’avais le sentiment qu’il me connaissait mieux que moi-même: il me devinait à travers mes goûts, mes appétits de lecture — même si à l’époque je n’étais guère un lecteur de romans, contrairement à lui. Je préférais les biographies, les journaux intimes, les correspondances, les pamphlets, les essais — et, bien sûr, la poésie. Chez nous, la bibliothèque de mon père comprenait des milliers de livres, dont beaucoup d’ouvrages d’art, mais ce n’était pas la même chose, je ne les avais pas choisis moi-même. C’étaient des livres étrangers, c’étaient les livres de mon père. Mes livres à moi, je les dévorais, les choyais. Ils constituaient une partie de ma personne, de mon identité. C’est par eux que je grandissais, que s’exacerbait ma sensibilité, dans ce fatras de mots, de cris et de soupirs, d’images, de rêves, de tremblements de l’âme, de lumière et d’obscurité. La librairie en était le sanctuaire, le libraire en était le passeur. Lorsque je fouillais dans les rayons, il suivait mon regard, s’arrêtant avec moi sur telle ou telle oeuvre, respirant, frémissant avec moi, prêt à répondre de mes envies. Une chose m’alarmait: jamais je ne parviendrais à lire tous les livres de la librairie; et lui, l’Anglais distingué, comment faisait-il pour tout lire, tout savoir, car il connaissait chaque ouvrage. C’était, à coup sûr, un être hors du commun. Chaque fois que je feuillette le petit catalogue de Giacometti et que je pose ma main religieusement sur le dessin de couverture, j’ai une pensée émue pour lui, lui qui a su, peut-être le premier, me déchiffrer et m’éblouir.

Frédéric Pajak, dessinateur, écrivain et éditeur franco-suisse, se souvient de sa première librairie, aujourd’hui disparue, alors que paraît son dernier livre dans lequel l’auteur retrace avec talent le destin mélancolique et contrarié de musicien du grand philosophe: Nietzsche au piano, Noir sur Blanc, 2024, 96 pages. 

Source:
Frédéric Pajak, Magazine LivreSuisse n°7