40% des maisons d’édition en Suisse romande sont dirigées par des femmes. À l’heure des revendications sur la place des femmes dans la société, que dit ce chiffre? Tour d’horizon avec des femmes, mais aussi quelques hommes, qui font vivre le monde de l’édition romande.
Sur les soixante maisons d’édition romandes adhérentes à l’association faitière LivreSuisse, 23 sont dirigées par des femmes et 37 par des hommes. En tenant compte des maisons qui ne sont pas (encore) adhérentes de LivreSuisse, on peut estimer à 40% la proportion de maisons d’édition de Suisse romande dirigées par des femmes. Un chiffre est à la fois considérable et trop modeste: considérable en ce qu’il part de zéro, modeste au vu du taux de féminisation frisant souvent les 100% dans les équipes éditoriales.
La pionnière Marlyse Pietri
Avant la libraire-éditrice Eugénie Droz, qui fonde les éditions érudites la Librairie Droz en 1924 à Paris avant de les installer à Genève en 1949, aucune femme ne dirigeait de maison d’édition en Suisse romande. Aujourd’hui, on compte des femmes dirigeantes dans tous les domaines éditoriaux en Suisse romande - fiction, non-fiction, jeunesse - et dans tous les types de structures éditoriales, qu’elles soient professionnelles ou associatives, diffusées hors de Suisse ou non. Côté fiction, Caroline Coutau tient la barre des éditions Zoé depuis 2011, Andonia Dimitrijevic celle des éditions l’Age d’Homme depuis le décès du fondateur Vladimir Dimitrijevic. Les éditions Plaisir de Lire, structure associative, découvreuses de Marc Voltenauer en 2015, sont présidée par Carine Rousseau, successeuse d’Isabelle Cardis. Michèle Stroun a confié en 2019 les rênes des éditions Métropolis à Marie Hasse. Sophie Rossier dirige depuis 2012 les éditions généralistes fondée par Pierre-Marcel Favre. La même année, Laurence Gudin relançait l’historique maison La Baconnière. La Joie de Lire, label jeunesse rayonnant dans toute la francophonie, est dirigée depuis 1987 par sa fondatrice Francine Bouchet. Dans le domaine non-fiction, Nathalie Kucholl Bürdel dirige les très professionnelles Éditions Loisirs et Pédagogie. Parmi les maisons dernières nées, Camille Pousin s’est lancée dans l’édition jeunesse de livres augmentés à l’enseigne d’uTopie, tandis que Léa Hutton développe depuis l’an dernier la ligne généraliste des éditions Lemart à Lausanne. Quant à Vera Michalski, elle dirige à Lausanne les éditions Noir sur Blanc, autant qu’à Paris le groupe Libella, regroupant Buchet-Chastel, Les Cahiers dessinés, Phébus ou encore les éditions Favre.
Une évolution qui doit beaucoup à Marlyse Pietri, fondatrice des éditions Zoé en 1975 à Genève, en pleine mouvance libertaire et féministe. «J’ai fondé les éditions Zoé avec un homme avec le projet d’imprimer les livres que nous éditions et de travailler dans un état d’esprit non hiérarchique ainsi que de non-division du travail, se souvient Marlyse Pietri. Après un an, le projet ne lui convenait plus. Durant sept ans, j’ai poursuivi avec trois femmes pour lesquelles cette absence de hiérarchie était plus facile. J’ai été très bien accueillie par les libraires, la presse, le diffuseur, le lectorat. Par contre, lorsque je suis entrée dans l’association professionnelle, liée alors aux syndicats patronaux à Lausanne, j’y ai constaté des comportements très machistes. C’était un lieu de pouvoir qui cultivait une attitude méprisante envers les femmes et une étroitesse d’esprit regrettable. J’ai passé mon chemin et suis entrée au Conseil de Fondation de Pro Helvetia, à la grande surprise de certains collègues éditeurs…» Francine Bouchet se souvient aussi d’un univers professionnel qui n’échappait pas au machisme: «Ce métier s’est imposé à moi comme une évidence. Les surprises et déceptions n’ont cependant pas manqué, comme les attitudes condescendantes de la gente masculine. J’éditais pour la jeunesse, de ce fait, je fus souvent assignée à résidence féminine, voire maternelle. Mais désormais, le temps est loin où les confrères de Suisse romande, présents à la Foire de Francfort, avaient pour coutume de finir leurs soirées dans les boîtes de nuit, comme un passage obligé. L’un d’eux m’appelait avec un bon accent vaudois «c’te gamine! Une manière, pas bien méchante, de remettre à sa place une femme libre, par conséquent un ovni. Aujourd’hui, nombreuses sont les femmes éditrices qui mènent brillamment leur barque.» Sophie Rossier confie ne s’être jamais posé la question de l’influence du genre sur son parcours. «Je n’ai jamais été desservie par le fait d’être une femme. J’ai toujours eu le sentiment que lorsque l’on se met au service d’un texte, on parle tous le même langage et on se comprend.»
Climat professionnel
Léa Hutton, qui a longtemps navigué entre Montréal et la France avant de fonder les éditions Lemart, y voit une influence clairement positive. «Le monde de l’édition est en pleine mutation. Les femmes ont pris leur place. Parmi mes connaissances, il n’y a que sept hommes éditeurs contre une vingtaine de femmes.» Son expérience francophone lui fait particulièrement apprécier le climat professionnel romand. «En Suisse, la question du genre ne s’est pas posée et nous avons une vraie complicité avec nos collègues masculins. En France par contre, j’ai senti beaucoup de réticences. Pas seulement parce que je suis une femme, mais surtout à cause de mon âge. On m’a même dit sur le ton de la plaisanterie que j’étais un peu jeune pour jouer dans la cour des grands… Il règne aussi en France une compétition un peu malsaine, même entre femmes, qui n’existe pas en Suisse. Pour les autres territoires comme l’Italie, l’Allemagne ou l’Angleterre, c’est toujours très agréable de discuter et négocier avec des collègues. Presque toujours des femmes!» Hadi Barkat, dont la maison d’édition Helvetiq est basée à la fois à Lausanne et à Bâle, président du comité éditeur de Livre Suisse, constate que l’édition alémanique s’est beaucoup moins féminisée que l’édition romande. «La Suisse alémanique compte plus d'hommes à la direction, clairement. Malgré quelques exceptions comme Rotpunktverlag et Dörlemann, les éditions alémaniques comme Diogenes, Kampa, Kein & Aber, Scheidegger & Spiess, Elster & Salis, Cosmos, AT Verlag ou Nord Süd sont dirigées par des hommes. La Suisse romande est un exemple de diversité dont on peut se réjouir.»
Pierre-Marcel Favre, président des éditions Favre, s’est toujours entouré d’une équipe majoritairement, voire entièrement féminine. Coquetterie? «J’ai de tous temps été plus entouré de femmes. C’est un peu une tradition, à commencer par les librairies, les études de lettres, etc. La place des femmes n’est jamais trop grande. Dans notre domaine, elle est en bonne voie de parité. Il y a à mon avis plus de différences entre les individus, plutôt qu’entre les hommes et les femmes sur la manière de travailler, le programme éditorial, le lien aux auteurs.»
Être une femme éditrice influe-t-il sur le catalogue des publications? «Nos choix éditoriaux sont plus audacieux, nous prenons plus de risques!» Si Léa Hutton est convaincue qu’être femme fait la différence, la plupart des éditrices préfèrent ne pas y voir de marque de fabrique. Les éditions Zoé ont contribué à l’essor de genres nouveaux, tel le récit de vie avec Pipe de terre, pipe de porcelaine de Madeleine Lamouille (lire ci-dessous) ou à une littérature nouvelle comme celle d’Amélie Plume. «Est-ce lié au fait que je suis une femme? Je n’ai jamais fait de ma condition de femme un préalable, répond Marlyse Pietri. Mon projet éditorial n’était pas lié à une revendication féministe. Tout ce qui m’importait, c’était la force des textes. Les trois volets de l’activité d’un éditeur sont le rapport au texte, le rapport à l’organisation interne et la promotion. Il faut être souple, flexible, réactif et patient à la fois pour faire de l’édition. Les femmes ont-elles plus que les hommes ces dispositions? Avec les auteurs, c’est en tous les cas une question de personne. Les débuts avec Nicolas Meienberg, qui se donnait des allures de machos, ont été difficiles. Mais au final, c’était surtout un homme hyper sensible.»
Toutes les éditrices le rappellent: elles publient pour les lecteurs, hommes et femmes. «On ne publie pas pour soi, commente Sophie Rossier. On édite pour enrichir le débat, proposer des témoignages, des romans, des essais, à un public susceptible d’être touché, instruit, guidé. Nos expériences de vie influencent nos domaines d’intérêt et nos sensibilités. Mais on doit aussi savoir se mettre en retrait. J’aime l’idée de tisser un lien sincère et durable avec les auteurs. Je ressens la nécessité de les accompagner, c’est une forme de mise au monde qui demande de la patience et un mélange d’assurance et de douce autorité. Mais je ne pense pas que cela désigne des qualités plus féminines que masculines.»
Parfois, le catalogue de la maison suppose lui-même des choix plus féministes. «Je ne me sens pas du tout prédéterminée par mon genre, explique Marie Hasse. En revanche, le catalogue que je défends, hérité de la fondatrice de la maison Michèle Stroun, m’engage à tenir une ligne spécifique de ce point de vue, car parmi mes collections il y en a une qui s’intitule «Femmes», que j’affectionne. J’ai voulu y inscrire dès mes premières sorties Miss Julia Flisch, L’aube du féminisme, une biographie historique d’une féministe d’origine suisse émigrée aux Etats-Unis, écrite par un homme de sa descendance.» Pour Plaisir de Lire, dont le comité est entièrement composé de femmes, l’attention portée aux femmes est primordial. «Il est important de soutenir les auteures femmes, notamment celles du siècle dernier, pour qu’elles ne tombent pas dans l’oubli, explique Carine Rousseau. Notre dernière lettre d’information est d’ailleurs dédiée aux auteures femmes de notre collection Patrimoine: Corinna Bille, Cilette Ofaire, Suzanne Delacoste, Marguerite Burnat-Provins et Clarisse Francillon, des auteures chères à nos coeurs.»
Dépasser le féminisme
Pour Michel Moret, fondateur et patron des éditions de l’Aire, «un texte est bon ou mauvais, point. Les livres sont lus, écrits, éditeurs, subventionnés, promus par des gens de tout âge, tous sexes, toutes religions, de toutes moeurs et de toutes couleurs de peau. Le propre de la littérature consiste à dépasser les notions de masculiniser et de féminisme afin de célébrer sans arrière-pensée notre humaine condition.» Être une femme est «une des couches biographiques qui va venir influencer le travail, mais il n’y a pas que cela», résume Hadi Barkat. «D'autres aspects importent tout autant comme le vécu des personnes qui ont beaucoup bougé au cours de leur carrière, ou alors la formation hors lettres, les lectures ou l’engagement politique.»
Valoriser la profession
Avant de se retrouver à la tête de maison d’édition, les femmes ont été épistolières, écrivaines, salonnières, traductrices, libraires. «Entre 1796 et 1815, la Bibliothèque britannique des frères Marc-Auguste et Charles Pictet faisaient traduire par les femmes, filles et nièces de la famille, les romans anglais populaires qui faisaient le succès du périodique», raconte la chercheuse et professeure à l’Université de Lausanne Valérie Cossy. L’exemple d’Isabelle de Montolieu en dit également long sur la manière dont peu à peu, les femmes ont investi le monde du livre. «Au moment où, suite à son deuxième veuvage, Isabelle de Montolieu se retrouve appauvrie, elle convertit sa pratique aristocratique de la littérature comme divertissement, acquise dans les salons de l’Ancien Régime, en une pratique régulière et reconnue. Elle devient alors une femme de lettres professionnelle, transférant la littérature comme sociabilité du monde des salons au monde de la presse. Il y aurait un beau livre à écrire sur sa success story! Elle fait partie d’une constellation de cousines et belles-soeurs Polier, de Brenles, de Sévery qui pour une bonne part dictent la littérature des salons, écrivent et montent des pièces de théâtre mais, contexte aristocratique oblige, sans les publier.» Les femmes ont longtemps été, dans le monde du livre, «du côté des petites mains anonymes», confirme Daniel Maggetti, directeur du Centre des littératures en Suisse romande. «Mais entre les années 1940 et 1960, on peut citer la fille de Henry-Louis Mermod, Françoise, qui a été son associée puis a continué de son côté quelques temps; la romancière Alice Curchod, qui avait lancé une maison avec des textes pour enfants; ou Suzi Pilet, qui a créé ses Amadou avec Alexis Peiry.»
Reste que si les femmes sont désormais bien présentes dans l’édition, à la tête de nombreuses maisons en France comme en Suisse romande, il s’agit d’un domaine d’activité particulièrement précaire. Un nouveau piège? «Les femmes n’ayant pas de grands avantages auxquels renoncer sont plus détachées des objectifs de réussite matérielle, c'est possible, estime Valérie Cossy. Mais il se peut aussi qu’il y ait une véritable recherche ou curiosité culturelle qui les attire, du fait de leur héritage de minoritaires ou de personnes non ou mal représentées jusqu’ici. Elles ont un besoin plus évident d'intervenir là où se produisent, s’inventent les représentations et les façons de voir d’aujourd'hui.» «Je ne pense pas que la féminisation soit due au fait que c'est une activité précaire: c'est la suite d'une lente évolution historique, du réel changement de la position intellectuelle et publique des femmes, et de quelques passations de témoin familiales, poursuit Daniel Maggetti. Je dirais qu’actuellement c'est un marché paritaire…» «Les femmes n’ont pas peur, affirme Francine Bouchet. Elles sont courageuses, et font de leur faiblesse une force!» Pour Léa Hutton, cette fragilité est «définitivement» un avantage: «La structure des maisons d’édition actuelles ne fonctionne qu’en amélioration continue. Il y a non seulement de la place pour les femmes, mais aussi pour toutes les personnes passionnées et innovantes.»
Comment s’assurer que cette percée de femmes dans l’édition se confirme dans les années à venir? Toutes - et tous - s’accordent: valoriser la profession auprès des jeunes. «Les jeunes filles avec lesquelles je discute lors de rencontres dans les écoles s’imaginent auteures ou romancières, mais la profession d’éditrice leur semble inaccessible, regrette Léa Hutton. Elles n’y pensent pas! Il faut changer cela.» Président du comité éditeurs de Livre Suisse, l’éditeur Hadi Barkat abonde: «Nous devons encourager la relève. Au sein des éditions Helvetiq, nous recrutons en fonction des compétences et nous comptons une majorité de femmes.» Sophie Rossier a toujours voulu être éditrice: «C’était un rêve d’enfant. J’ai suivi des études de lettres et de sciences politiques, et je voyais beaucoup de femmes autour de moi se diriger vers l’enseignement pour pouvoir concilier vie de famille et carrière. Je n’ai pas réfléchi ainsi. Je sais être pragmatique mais pas au point de choisir un métier qui n’était pas ma vocation. Pour promouvoir n’importe quelle activité auprès des jeunes filles, il faut qu’elles aient l’assurance de pouvoir l’exercer tout en ayant des enfants si elles le souhaitent. Et pour valoriser le métier d’éditrice, il ne faut pas en donner une image tronquée: on ne fait pas que lire, il y a beaucoup de gestion également. C’est ce qui le rend passionnant. Il n’y a pas de routine! C’est un critère important pour la jeune génération.»