Depuis quelques années, les archives audiovisuelles constituent un matériel exceptionnel pour documenter, faire revivre, remettre en perspective les événements du passé. Historien du livre et de l’audiovisuel, François Vallotton nous invite dans cette rubrique à un regard sur quelques jalons de l’histoire du livre en Suisse romande grâce aux archives de la RTS.
Le 25 novembre 1966, l’émission d’actualités internationales de la Radio romande Miroir du monde annonce que l’éditeur lausannois, d’origine suédoise, Nils Andersson sera expulsé de Suisse, sur décision du Conseil fédéral, en raison d’activités politiques jugées subversives: en l’occurrence, cette mesure exceptionnelle est prise sur la base de l’article 70 de la Constitution précisant qu’il est possible de renvoyer de son territoire tout ressortissant étranger compromettant la sûreté intérieure ou extérieure du pays. Le 6 janvier 1967, la même émission revient plus en détail sur l’impact d’une affaire qui suscite un vif débat public. D’un côté les défenseurs de l’éditeur, son avocat Me Jean Lob à leur tête, dénoncent l’arbitraire d’une décision qui ne repose sur aucune violation du Code pénal et qui contrevient à la Convention des droits de l’homme; de l’autre le Département fédéral de justice et police rappelle les nombreux avertissements que l’activité politique d’Andersson avait engendrés et ses relations avec des milieux extrémistes en Suisse.
Mais qui est ce personnage propre à mettre en péril la sûreté nationale? Né à Lausanne en 1933, Nils Andersson y fait une scolarité sans histoire tout en fréquentant les milieux estudiantins et littéraires qui gravitent autour de différentes revues, Pays du Lac d’abord, Clartés ensuite fortement influencée par l’existentialisme. Cette passion pour la littérature et l’actualité du moment amène Andersson à proposer à trois éditeurs français non diffusés en Suisse romande – Minuit, Arche et Pauvert – d’assurer la distribution de leurs ouvrages. Une initiative qui, au-delà d’une nouvelle orientation professionnelle, débouche sur la rencontre décisive avec Jérôme Lindon, le patron des Editions de Minuit. Celui-ci est l’un de ceux qui s’élèvent contre la politique française en Algérie et le recours aux pires exactions dans une guerre qui ne dit pas son nom. En février 1958, Lindon publie La question de Henri Alleg. Ce texte, qui dénonce la torture que son auteur a subie en Algérie, a un impact considérable renforcé par sa saisie par les autorités françaises à la fin mars. Lindon demande alors à Andersson de le rééditer en Suisse. Pour le responsable des Editions de Minuit, une maison fondée en 1942 dans la clandestinité, il s’agit de faire rejouer à la Suisse romande le rôle de refuge de la pensée libre que l’édition locale avait su incarner lors de la période de l’Occupation. Andersson n’hésite pas une seconde: autant par intime conviction que par refus du risque d’éventer le projet en le confiant à un tiers, il publie lui-même le texte dès son retour à Lausanne.
C’est le début d’une activité éditoriale qui se répartira entre textes de création (un catalogue théâtral notamment) et des publications militantes, en lien avec la guerre d’Algérie d’abord, puis, après 1962, antifranquistes et anticolonialistes. Cette activité est rapidement prolongée par un engagement politique au sein des réseaux de soutien du FLN en Suisse d’abord, puis dans différents mouvements de libération: il est ainsi associé, dès son lancement en 1961, à la revue Partisans, dirigée par François Maspero, et publie African Revolution, qui devient Africa, Latin America, Asia: Revolution, la version anglaise du titre créé par Jacques Vergès, à Alger d’abord, puis à Paris. Cet intérêt pour la question tiers-mondiste l’amène à se rapprocher des positions chinoises, Andersson devenant le premier traducteur des textes de Mao en français. Il est également à l’origine du Centre Lénine, l’une des principales organisations marxistes-léninistes de Suisse romande. Marginal numériquement, celui-ci n’en inquiète pas moins la police fédérale de par un activisme protéiforme (publication de la revue Octobre et diffusion de tracts) et ses ramifications internationales larges (contacts avec l’ambassade de Chine, d’Algérie et, à Paris, d’Albanie, ainsi qu’avec de nombreux militants révolutionnaires et nationalistes).
La mesure d’expulsion, aussi exceptionnelle qu’elle pût être, ne constitue par conséquent pas une surprise pour le principal intéressé: Andersson se savait dans le collimateur des autorités, mais assumait en pleine connaissance de cause l’interdépendance étroite de son activité éditoriale et politique. Ce qui était moins prévisible en revanche, c’est la mobilisation très importante, et bien au-delà des milieux de l’extrême gauche, suscitée par la décision de renvoi du territoire suisse. Un comité de soutien publie deux brochures visant à dénoncer l’arbitraire de la procédure et de la décision fédérale. Faisant suite à une déclaration publique de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, plusieurs centaines de signatures – parmi lesquelles de nombreux représentants du monde culturel – témoignent de leur solidarité avec l’homme et l’éditeur. Plus globalement, et comme en témoigne l’émission de la Télévision suisse romande (TSR) Le Point du 12 janvier 1967, un débat s’ouvre sur la liberté d’expression pour les ressortissants étrangers mais aussi pour les citoyens suisses. En ce sens, un meeting tenu à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich le 25 janvier, présidé par l’écrivain «non conformiste» Walter Diggelmann, constitue une forme d’épisode avant-coureur de mai 68. Parmi les soutiens atypiques d’Andersson, on relèvera l’engagement déterminé de Bertil Galland. Tout en veillant à bien dissocier l’activité militante (qu’il désapprouve) et éditoriale de Andersson, Galland souligne l’appartenance de ce dernier au milieu lausannois. Loin d’être un révolutionnaire «hors sol» stipendié par Moscou ou Pékin, c’est à ses yeux un représentant de la culture vaudoise que les autorités cantonales auraient dû défendre face à la police fédérale. Il ajoute qu’Andersson «a été fidèle à l’une des vocations intellectuelles les plus constantes de notre pays en permettant qu’en cette terre de langue française fussent édités des livres que la France interdisait».
Malgré ces prises de position aussi nombreuses que différenciées sur le plan politique, Nils Andersson doit quitter la Suisse le 31 janvier 1967. Expulsé de Suisse, interdit de séjour en France à la suite de ses engagements algériens, Andersson part avec sa famille en Albanie où il travaillera durant cinq ans pour les Editions d’Etat et Radio Tirana dans l’Albanie d’Enver Hodja. Puis, il exercera, à l’enseigne d’Au Quartier latin, une activité de libraire spécialisée en littérature francophone à Uppsala: ce qui lui vaut, ironie de l’histoire, les palmes académiques de la part d’un pays, la France, dont il est interdit de territoire. Entretemps, et à la suite d’une nouvelle intervention de Bertil Galland auprès du conseiller fédéral Jean-Pascal Delamuraz, Andersson voit sa mesure d’expulsion levée en Suisse. Il s’installe toutefois dès 1992 à Paris où il poursuit ses activités d’intellectuel engagé au sein d’organisations humanitaires, pacifistes et altermondialistes. Un ouvrage historique (Livre et militantisme. La Cité éditeur 1958-1967, 2007) et ses mémoires (Mémoire éclatée. De la décolonisation au déclin de l’Occident, 2016) sont publiés récemment aux Editions d’en bas. Son parcours est également retracé par un documentaire de la TSR réalisé en 2007 par Eric Burnand: intitulé L’expulsion, il revient sur un parcours emblématique de la période d’après-guerre, mais aussi sur un épisode marquant d’une forme de maccarthysme helvétique.